Étude longitudinale des mondes numériques

OpenPortability est un projet de recherche de l’axe Macroscopes de l’Institut des Systèmes Complexes de Paris ÎdF (ISC-PIF, CNRS) dont l’objet est depuis 2015 l’analyse des dynamiques socio-sémantiques sur les réseaux sociaux et en particulier Twitter/X.

Les Macroscopes de l’ISC-PIF ont permis de mettre en évidence les modifications profondes et sur le long terme des structures des communautés numériques et des débats associés sur des thèmes aussi divers que le militantisme politique en France (projet Politoscope), les débats internationaux sur le réchauffement climatique et la biodiversité (projet Climatoscope) ou la pandémie de COVID-19.

Le Politoscope a par exemple documenté la fragmentation et le glissement vers les extrêmes du spectre politique, de la twittersphère politique française entre 2016 et 2022. Cette fragmentation et ce glissement se sont produits en parallèle de l’émergence de trois nouvelles communautés numériques, celles de La République en Marche, Reconquête ! et une communauté numérique anti-système/anti-élites très cohésive positionnée entre La France Insoumise et le bloc Reconquête ! – Rassemblement National.

La particularité d’OpenPortability, dans cet axe, est d’intégrer un dispositif de donation de données dont le but est d’observer et de quantifier la reconfiguration en cours des communautés numériques et l’usage qu’elles font des réseaux sociaux. Elle consiste à partager avec l’ISC-PIF les liens abonnements/abonnés que les utilisateurs ont sur X et qui permettra au projet de recherche de reconstituer en partie le paysage social de X. Ces données sont publiques sur la page de profil des utilisateurs mais ne peuvent être collectées de manière automatisée.

Evolution de l'e

Évolution de la twittosphère politique entre 2016 et 2022. Entre 2016 et 2023, le projet Politoscope a documenté le glissement de la twittersphère politique française vers l’extrême-droite. Ce glissement s’est fait parallèlement à un effondrement des partis traditionnels (PS et LR) qui, après avoir dominé la scène politique pendant plusieurs décennies, ont recueilli respectivement 4,78% et 1,75% des voix à l’élection présidentielle de 2022. Alors que le bloc extrême-droite (RN + Reconquête !) recueillait plus de 30% au premier tour et 41,45% au deuxième tour, le bloc d’extrême-droite (RN+Reconquête+Patriotes) représentait 40,72% des comptes du cœur des communautés politiques numériques dans le paysage 2022. Sur ces images, chaque point est un compte Twitter/X. Les liens sont des liens de retweets. Les couleurs représentent les communautés dans le graphe de retweets qui se recoupent majoritairement avec les communautés de militantisme politique. Compléments de cette analyse sur le site Politoscope. Pour la méthodologie, voir Politoscope.org ainsi que Toxic Data, Comment les Réseaux Manipulent nos Opinions, Chavalarias, 2022 (en poche 2023).

Ces dernières années, l’axe Macroscopes s’est tourné vers les nouvelles infrastructures numériques décentralisées, avec notamment le lancement d’un observatoire des débats sur l’écosystème Mastodon dans le cadre du projet européen NODES. Étant donné qu’ils reposent sur des protocoles ouverts, les nouveaux environnements décentralisés constituent des défis et des opportunités uniques pour la recherche, autour de questions telles l’analyse des processus de désinformation, des ingérences étrangères et de la lutte contre celle-ci ou de l’amélioration du débat public et des décisions collectives.

Le monde académique peut être force de propositions pour l’organisation de ces espaces numériques en faisant de ceux-ci un terrain d’observation du social et d’études empiriques grâce aux APIs. Ce travail était possible sur Twitter jusqu’à sa transformation en X et la fermeture de ses APIs et expliquait l’intérêt des scientifiques spécialistes des réseaux sociaux pour l’étude de Twitter, dès son apparition. En phase avec la feuille de route Européenne de 2024 « Toward a research agenda on digital media and humanity well-being »  (Ch. 9 Digital Common, Topic 2 « Supporting the development and the sustainability of commons-based citizen platforms »), l’ISC-PIF étudie la manière dont ces nouveaux écosystèmes ouverts et décentralisés construisent les conditions d’un débat public plus équilibré sur le plan civique et sociétal que les environnements fermés.

2025 – année de la reconfiguration de nos espaces informationnels

Depuis le rachat de Twitter par Elon Musk, nous assistons à un autre type de reconfiguration des usages des réseaux sociaux. Cette reconfiguration est le résultat du couplage entre deux phénomènes impliquant le réseau de micro-blogging X(ex-Twitter), qui était auparavant au centre de l’espace médiatique international :

  1. le changement radical de nature de l’infrastructure de Twitter sous Elon Musk, symbolisé par son changement de nom en X et la participation de son propriétaire à l’administration Trump ;
  2. l’émergence de réseaux sociaux de micro-blogging alternatifs basés sur de nouvelles technologies et logiciels libres.

Twitter a changé de nature en devenant X

Depuis son rachat par Elon Musk, Twitter, renommé X, a changé de nature. L’algorithmique de X a été profondément remaniée, faisant par exemple passer le biais de négativité algorithmique du réseau de 32% à 49% en 2023 (niveau d’enrichissement en contenus toxiques des fils d’actualité des utilisateurs par rapport à ce qu’ils demandent via leurs abonnements, voir notamment Chavalarias 2022 Toxic Data). Les équipes de modération ont été réduites à peau de chagrin et la politique de lutte contre la désinformation sur la pandémie de covid-19 a été suspendue. La certification de l’authenticité d’un compte sur X a été recyclée pour signaler qu’un compte a payé pour gagner en visibilité sur X. Des comptes autrefois bannis pour, par exemple, incitation à la violence ou homophobie ont été rétablis alors dans le même temps plusieurs comptes d’influenceurs, de journalistes ou d’opposants politiques ont été fermés sans préavis.

Les messages d’Elon Musk et des partisans de Donald Trump ont été mis spécifiquement en avant auprès des utilisateurs, modifiant de manière significative la visibilité de certaines d’information sur ce réseau. Par exemple, avec ses 200 millions d’abonnés, les messages politiques de Musk ont amassé plus de 17 milliards de vues pendant la campagne présidentielle de Trump en 2024  – soit plus de deux fois le nombre de vues de l’ensemble des publicités politiques sur X sur la même période.

Enfin, depuis Février 2023, X a fermé l’accès gratuit à toutes ses APIs, qui avaient fait son succès en tant qu’écosystème numérique depuis sa création en 2006 et permettaient aux chercheurs d’analyser, et aux veilleurs et « fact-checkers » d’alerter sur les campagnes de désinformation et d’ingérences étrangères sur X. Les projets de recherche portant sur l’analyse des dynamiques sociales à l’œuvre sur ce réseau sont ainsi devenus impossibles à poursuivre faute d’un accès libre et gratuit aux APIs

Face à cette difficulté d’accès aux données de X et à l’émergence de nouveaux acteurs, l’ISC-PIF a développé un nouvel outil – OpenPortability – pour permettre aux chercheurs d’étudier les réseaux sociaux alternatifs qui se sont développés ces dernières années.

De nouvelles technologies de micro-blogging

X, comme tous les grands réseaux sociaux, relève de l’ancienne génération de médias sociaux. Comme le décrit Shoshana Zuboff dans L’âge du capitalisme de surveillance, ceux-ci reposent sur la captation des données de leurs utilisateurs et leur revente. Ces systèmes centralisés captent leurs utilisateurs avec leur audience et leurs productions de contenus qui peuvent difficilement être réutilisés en dehors de leurs plateformes. Audience et données ne pouvant être transférées ailleurs, il devient très coûteux de partir d’un réseau social centralisé après l’avoir investi quelques années.

Pour palier ces défauts, une nouvelle génération de réseaux sociaux a vu le jour, qui garantit trois principes fondamentaux :

  • Portabilité effective des données (indépendance par rapport à l’hébergeur). Les utilisateurs sont propriétaire de leurs données et de leur audience et décident de leur utilisation. Si pour une raison X ou Y, un utilisateur est mécontent du service proposé par son hébergeur de micro-blogging, il peut facilement déplacer ses données et son audience vers un autre hébergeur. C’est ce qu’on appelle la portabilité effective des données, qui est par ailleurs une recommandation du DSA. Pour faire une analogie, la portabilité dans le domaine des réseaux sociaux est l’équivalent pour la téléphonie au fait de pouvoir changer d’opérateur téléphonique et de téléphone sans perdre son numéro et son carnet d’adresse.
  • Pluralisme algorithmique. Sur les réseaux sociaux, la majorité de l’information est consultée via le fil d’actualité de la page d’accueil. Celui-ci géré par un ou plusieurs algorithmes de recommandation qui trient l’information pour les utilisateurs et ne leur montrent qu’un tout petit pourcentage des messages produit par leurs abonnements. Le choix de l’algorithme de recommandation a un impact majeur sur l’information des utilisateurs et la circulation globale d’information. Sur un réseau comme X, il n’y a que deux choix : le flux d’actualité ‘Pour vous’ dont l’algorithmique est connu de X seul, et le fil chronologique des abonnements,  notoirement connu pour être peu pratique. Ce second étant peu ergonomique, la grande majorité des utilisateurs tirent leur information du fil d’actualité ‘Pour vous’, dont l’algorithme est opaque.
    On dit qu’un réseau social assure le pluralisme algorithmique quand, contrairement aux réseaux tels que X, le choix de l’algorithme de recommandation est fait au niveau de l’utilisateur parmi un large choix de propositions, auquel l’utilisateur peut éventuellement ajouter les siennes. Ainsi, l’utilisateur peut déterminer en toute transparence la manière dont il est informé.
  • Décentralisation. L’écosystème généré par le réseau social ne doit pas pouvoir être racheté par quelque entité que ce soit. Cette propriété peut être garantie par exemple si la plateforme de micro-blogging est construite à partir d’un protocole ouvert. De même que personne ne peut racheter http:// (protocole du web) ou smtp (protocole de courriels), une plateforme de micro-blogging peut assurer l’indépendance de son infrastructure en s’appuyant sur des protocoles ouverts tels que Activity Pub (Mastodon) ou AT Protocol (BlueSky).

Des réseaux émergents tels que Mastodon et BlueSky font partie de la nouvelle génération de réseaux sociaux décentralisés (ou en principe décentralisables pour BlueSky) qui garantissent ces trois propriétés car ils sont construits sur des protocoles ouverts. En bref, on se met d’accord sur ce que veut dire poster une ressource en ligne et la relayer ; ensuite un certain nombre d’acteurs proposent des façons d’interagir et de construire des collectifs dans les mondes numériques. Comme tout le monde utilise le même protocole, les services sont interopérables et chacun.e peut échanger avec et suivre tout le monde, même si on a choisi des services différents. Chacun.e est propriétaire de ses données et de son identité numérique, comme dans la téléphonie moderne avec notre numéro de téléphone.

L’avantage des protocoles ouverts, tout comme http, est qu’ils favorisent l’innovation. N’importe qui peut apporter de nouvelles fonctionnalités ou de nouveaux services qui se rajoutent à l’écosystème.

L’étude de la reconfiguration massive des usages des réseaux sociaux

Cette double dynamique {changement de nature de Twitter ; émergence de nouvelles technologies} avait déjà provoqué une première migration de X vers l’écosystème Mastodon en 2022 lors du rachat de Twitter par Elon Musk et ses premières intervention sur X. À l’époque, X avait lutté contre cette migration en bannissant le compte X de Mastodon et en interdisant les liens vers certains serveurs Mastodon, afin que ses utilisateurs ne soient pas informés de l’existence de ce réseau social alternatif.

Avec l’implication d’Elon Musk dans la campagne Trump et l’émergence d’une seconde alternative décentralisée à X (BlueSky), une deuxième vague de migrations de X vers les réseaux BlueSky et Mastodon est en cours, celle-ci beaucoup plus ample et à même de reconfigurer l’espace informationnel mondial (BlueSky est passé de 10M à 30M d’utilisateurs en deux mois).

Ce contexte inédit offre une opportunité unique aux chercheurs spécialistes des réseaux sociaux d’observer et quantifier en temps réel une reconfiguration mondiale de nos espaces informationnels et d’étudier les différences qualitatives offertes par ces différents types d’infrastructures de réseaux sociaux pour et sur le débat public.

Le principal objectif du projet de recherche OpenPortability est donc de comprendre ce qu’apportent les nouveaux environnements décentralisés en termes de structures sociales et de débat public par rapport aux environnements sociaux centralisés traditionnels.

Pour cela, OpenPortability ambitionne de faire une photographie de la structure des communautés de X qui investissent les réseaux sociaux BlueSky et Mastodon pour pouvoir étudier à la fois le phénomène de migration lui-même et la manière dont ces comptes sur le long terme vont recomposer la société numérique dans d’autres environnements. Ainsi, plus spécifiquement, le projet de recherche OpenPortability ambitionne de répondre à plusieurs interrogations : Les environnements décentralisés favorisent-il les débats pluralistes ? La diversité des opinions ? Ou au contraire la polarisation ? Le pluralisme algorithmique de BlueSky et Mastodon suffira-t-il à atténuer le biais de négativité algorithmique mesuré sur X ? Voici le type de questions de recherche auxquelles nous ambitionnons de répondre sur le long terme.

Appréhender la structure des communautés sur X

Afin d’effectuer un état des lieux de la structure communautaire des comptes quittant X, il convient de collecter les liens d’abonnements/abonnés. Jusqu’en 2023, il était possible d’en faire l’inventaire au niveau global grâce aux APIs fournies gratuitement par X. A la suite à leur fermeture en 2023, les données abonnements/abonnés des utilisateurs sont restées publiques sur leur profil utilisateur mais non collectables à l’échelle à des fins de recherche. Par ailleurs, X ne respectant pas le DSA Art. 40 (voir la page contexte), nous n’avons pas pu accéder à ces données malgré nos demandes.

Pour cette raison, l’ISC-PIF a été conduit, pour poursuivre ses recherches, à élaborer et à mettre en place le dispositif de donation de données OpenPortability. Celui-ci permet aux utilisateurs qui investissent les espaces Mastodon et BlueSky de partager avec l’ISC-PIF leurs listes d’abonnés et d’abonnements en échange d’un service de portabilité. Ces listes sont de simples listes d’identifiants (sans méta-données) que X a obligation légale de fournir sur demande aux utilisateurs (archive X) et qui sont la propriété des utilisateurs.

Le service de portabilité d’OpenPortability permet à une personne ayant un compte sur X et BlueSky/Mastodon de reproduire sur ces derniers les connexions sociales qu’elle avait sur X avec les autres utilisateurs ayant utilisé OpenPortability. Au-delà de son rôle pour la recherche, ce service de portabilité est un service rendu à tout citoyen possédant un compte X et souhaitant diversifier son usage des réseaux sociaux, indépendamment de son usage de X.

En effet, il met à disposition gratuitement une innovation permettant la portabilité des données, une fonctionnalité des réseaux sociaux promue par le DSA qui permet également d’atténuer les risques systémiques liés aux très grandes plateformes numériques (voir la page contexte).

Comment opère concrètement le projet de recherche OpenPortability pour collecter ses données ?

La plateforme OpenPortability est ouverte à tous les utilisateurs de X, sans condition et quelle que soit leur nationalité, et ce dans la limite des capacités des serveurs du projet de recherche. C’est une solution technique permettant la portabilité des données de X vers les écosystèmes BlueSky / Mastodon (le chemin en sens inverse n’est pas possible puisque X n’a pas d’API ouverte). Libre à celles et ceux qui le jugent pertinent de participer au programme de donation de données (voir la note d’information sur la protection des données).

Mais il ne suffit pas d’ouvrir une passerelle pour que les usagers l’empruntent : le succès du programme de recherche OpenPortability dépend donc fortement de sa visibilité parmi les utilisateurs de X qui souhaitent investir de nouveaux réseaux sociaux et du nombre d’utilisateurs qui acceptent de donner à la recherche leur données.

C’est pourquoi le programme de recherche OpenPortability a bénéficié de la visibilité du collectif citoyen HelloQuitteX et de One est Prêt.

Openportability a également bénéficié de l’aide de développeurs bénévoles de l’association Data for Good.

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