Vote utile ou concours de beauté ?

Pour illustrer le fonctionnement des marchés financiers, John Maynard Keynes avait proposé en 1936 l’analogie avec le jeu du concours de beauté, organisé par un journal londonien de l’époque. Son principe était simple. Les lecteurs devaient élire la plus belle femme parmi des dizaines de photographies, le gagnant étant celui s’approchant au plus près du consensus global.

Par cette analogie, Keynes souhaitait illustrer les raisonnements de second ordre à l’œuvre dans les bulles spéculatives financières : pour gagner, il ne s’agit pas de choisir en fonction de ses croyances, mais il faut deviner ce que les autres croient que tout le monde croit, c’est à dire, choisir en fonction des croyances attribuées au « collectif ». Le problème est que ces croyances du collectif sont précisément l’agrégation des anticipations de chacun sur ce que qu’elles pourraient être. D’où le caractère intrinsèquement auto-référentiel, auto-prophétique et instable des croyances collectives à l’œuvre dans les bulles spéculatives. Il suffit qu’à un moment tout le monde croit que la croyance collective s’est fixée sur ‘X’ comme gagnant, pour que ‘X’ devienne effectivement le point focal des croyances collectives et donc le choix gagnant. Ce fonctionnement a été largement étudié en économie et sciences sociales par des chercheurs contemporains comme l’économiste André Orléans ou le philosophe Jean-Pierre Dupuy.

Force est de constater que le premier tour de l’élection présidentielle française de 2017 a tourné au concours de beauté. Nous avons été habitués au dilemme du vote utile : choisir non en fonction de nos préférences, mais choisir le candidat le moins pire susceptible de battre au second tour le candidat que nous souhaitons éliminer.

Mais cette année, l’équation a été bien différente pour une grande partie de l’électorat. Avec la candidate du Front National pronostiquée avec une grande probabilité au second tour, et trois autres candidats au coude à coude dans les sondages, les électeurs de gauche, et même certains électeurs de droite, ne savaient plus où donner leur vote. Beaucoup croyaient à la perspective d’un front républicain, la question n’était donc pas de savoir qui pourrait battre Marine Le Pen au second tour, mais comment allaient se coordonner les croyances concernant le candidat de gauche ou de droite qui serait susceptible de passer le premier tour. Fallait-il voter Macron ou Mélenchon ? Fillon ou Macron ? Quant à Hamon, sa dégringolade dans les sondages a peut-être justement été amplifiée par une croyance collective contingente sur ce qu’allait être le vote utile.

L’instabilité de la coordination des croyances collectives est devenue si critique, qu’elle met sur le devant de la scène la question de l’impact des sondages sur nos élections et de leur instrumentalisation.

Un des effets des sondages est précisément de synchroniser les croyances collectives. Or, nous avons assisté au cours de cette campagne à une multiplication des sondages et autres méthodes d’évaluation de l’opinion publique, avec des résultats parfois contradictoires au sein d’une même approche méthodologique. A côté des opérateurs historiques, ont fleuris des sondages en ligne sur les sites de quotidiens, sur les réseaux sociaux et de nouveaux acteurs ont fait leur apparition, proposant des approches alternatives issues du Big Data et de l’analyse des réseaux sociaux. Les plus audacieux se sont aventurés, avec les résultats que l’on sait, à donner des pronostics à partir de méthodologies qui non seulement sont trop récentes pour avoir fait leurs preuves, mais qui sont également confidentielles dans la grande majorité des cas.

Politoscope.org est une plateforme du CNRS qui analyse au quotidien les prises de parole sur Twitter des candidats à la présidentielle et de leur communautés. Nous avons pu y observer le ballet des communautés politiques s’employant à promouvoir les sondages et analyses favorables à leur candidat, indépendamment de leur sérieux, dans le but de convaincre les autres communautés de voter utile chez elles.

A l’ère des réseaux sociaux, il est important de prendre conscience que les conclusions des diverses analyses livrées à l’opinion publique ont, dans le cas d’un concours de beauté, un impact certain sur une élection. Elles façonnent la perception du vote utile et orientent l’issue du scrutin vers le futur qu’elles prédisent. Ceci étant, l’indépendance et la fiabilité de ces diverses analyses sont, en l’état actuel de notre système électoral, des conditions nécessaires au bon déroulement de nos élections présidentielles. Or, force est de constater qu’aucune d’elles ne peut être assurée.

Cette situation remet en cause les fondements même de notre démocratie et les modes de régulation de nos élections. Après le vote utile, nous avons franchi un nouveau cap dans la dégradation de la perception que peuvent avoir certains électeurs du sens de leur vote. Il est urgent d’y remédier.

D’autant que des solutions existent pour soigner cette « maladie du scrutin majoritaire ». Par exemple, le scrutin dit jugement majoritaire, proposé par des chercheurs du CNRS1, est un scrutin à un tour donnant la possibilité à chaque citoyen de s’exprimer sur chacun des candidats (en leur attribuant des mentions). La procédure de classement des candidats, en plus d’être immunisée contre des raisonnements stratégiques de type vote utile, a été pensée pour qu’un maximum d’électeurs soient d’accord avec la décision prise. Une expérience est d’ailleurs en cours qui permettra de comparer les résultats de ce type de scrutin avec celui de l’élection présidentielle 2017 (https://www.jugementmajoritaire2017.com). En cas de résultat concluant, il serait alors temps d’aborder ce pan fondamental de la réforme de nos institutions.

1Voir Balinski M. et R. Laraki (2007). A theory of measuring, electing and ranking. Proceedings of the National Academy of Sciences, USA 104 8720-8725 ou leur page web https://sites.google.com/site/ridalaraki/majority-judgment