Le mythe de la liberté d’expression sur les réseaux sociaux

David Chavalarias, 11/11/2022

Initialement paru comme Tribune Idée & Débats dans Libération.

Le mois dernier, un citoyen américain qui s’était imprudemment rendu en Arabie Saoudite fut condamné à seize ans de prison pour des tweets « critiques » envers le régime. On ne peut qu’être d’accord sur le qualificatif : certains tweets évoquaient l’assassinat de Jamal Khashoggi, journaliste du Washington Post démembré vif au consulat saoudien d’Istanbul en 2018 pour avoir fait son travail. Ironie de l’Histoire, les saoudiens s’associaient deux semaines plus tard au rachat de Twitter par Elon Musk, entrepreneur auto-déclaré comme « absolutiste de la liberté d’expression ». Ce mariage de raison de la carpe et du lapin a trouvé une certaine cohérence à mesure que Musk endossait le rôle de Twitt in chief. « La comédie est désormais légale sur Twitter » annonçait-il en fanfare dès son acquisition, rappelant son opposition à une modération excessive des contenus sur le réseau. Le nombre de messages mentionnant le mot « nègre », tabou aux USA, a dans la foulée bondit de 500 %, preuve que cette nouvelle politique avait trouvé son public.

Mais il y a « comédie » et « comédie » et en terme de liberté d’expression, chacun a sa ligne rouge. Musk et les saoudiens se sont avérés avoir la même : critiquer le boss. Ainsi @h3h3productions, un compte certifié par Twitter, cumulant le nombre respectable de 2,3 millions d’abonnés, a fait l’erreur de se déguiser en Elon Musk et d’user d’ironie. Malgré un discours ostensiblement parodique, ce crime de lèse majesté lui a valu une radiation sans préavis, et cette prompte exécution numérique ne fut pas un cas isolé.

Rappelons que Twitter, même s’il n’a pas la popularité d’un Facebook, est extrêmement influent socialement, en particulier en politique. Avant qu’elle ne soit chassée par un autre fait divers, cette brusque prise de contrôle doit donc nous rappeler un point essentiel : le concept de liberté d’expression ne s’applique pas aux réseaux sociaux tels que nous les connaissons. Seules s’appliquent les règles d’utilisation des services, quelque soit leur évolution. Il nous a été facile de l’oublier, ivres que nous sommes de la possibilité de nous adresser gratuitement au monde entier, aspirés par les abysses d’une comparaison sociale aux métriques soigneusement pensées. Ces plateformes technologiques confortables sont aujourd’hui les béquilles indispensables de la vie sociale de nombre de nos concitoyens, et par ricochet, le passage obligé pour les politiques, les marques et les entrepreneurs sociaux en tous genre. De facto elles sont devenues les lieux d’expression publique par excellence.

Comme je l’ai démontré dans Toxic Data (Flammarion, 2022), nous avons littéralement délégué notre liberté d’expression à des entreprises technologiques dont les travers sont si nombreux qu’ils menacent directement la survie de nos démocraties. L’épisode Musk/Twitter met une fois de plus en lumière le caractère antinomique de leur fonctionnement par rapport à l’utopie primitive du web : elles concentrent entre les mains de quelques-uns un pouvoir social et un contrôle de l’expression publique qui étaient promis à une décentralisation. Ce constat est d’autant plus douloureux à dresser qu’individuellement nous sommes captifs de ces plateformes : si vous quittez votre réseau historique pour un autre naissant, votre monde se restreint d’un coup aux quelques utilisateurs qui ont fait la même démarche que vous, vous perdez la richesse de votre environnement social et vos scores de popularité durement acquis.

Mastodon, alternative libre et décentralisée à Twitter en a fait les frais dès sa sortie en 2016. En théorie, cette plateforme a tout pour plaire : toute entité possédant des serveurs peut déployer son propre réseau social et décider de sa politique de modération. Tout utilisateur peut choisir l’instance Mastodon dont la politique lui correspond le mieux, tout en gardant la possibilité d’interagir avec les utilisateurs des autres instances, et de migrer à tout moment en emportant ses données. En pratique, si vous arrivez sur une instance où vous n’êtes pas assez stimulé.e parce que la masse critique d’utilisateurs n’est pas atteinte, vous repartez sur Twitter empêchant, par là même, l’instance d’atteindre cette masse critique. Sans choc externe provoquant un mouvement coordonné des utilisateurs d’une plateforme vers une alternative, il est pratiquement impossible de sortir du statu quo. La migration massive vers Mastodon de ces derniers jours (+300 % de nouveaux utilisateurs et +61 % de nouvelles instances) est une opportunité à saisir pour tous ceux souhaitant s’extraire du champ gravitationnel de Twitter, mais il n’est pas garanti que ce mouvement soit suffisamment massif à terme pour changer la donne, ou que les instances existantes puissent absorber le flux.

Vu l’importance de la médiation sociale numérique pour le débat public et nos démocraties, une réflexion s’impose donc : ne serait-il pas temps pour la puissance publique d’appuyer la diversification des plateformes de réseaux sociaux, en soutenant, par exemple, la création d’instances Masdoton sur le territoire ? De même que nous finançons nos routes et certaines infrastructures clés, il serait légitime que l’État finance des espaces numériques ouverts, affranchis de toute publicité, dotés d’une gouvernance citoyenne, et surtout, souverains. Le coût serait minime par rapport aux autres infrastructures. Reste à savoir si la volonté politique existe d’extraire la France du statut de colonie numérique des GAFAM et de faire sortir la liberté d’expression de son carcan numérique.